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Jules Michelet et le récit naturel - WE DEMAIN Nº37



Michelet en 3 dates :


1798 - naissance à Paris

1827 - il intègre l’École normale en tant que maître de conférences en philosophie et histoire

1869 - il achève son Histoire de France en 18 volumes


On n’imagine guère le docte historien qu’est Jules Michelet s’encanailler derrière un buisson forestier ! Mais c’est mal le connaître. Histoire, nature et sexualité font chez Michelet bon ménage. Au temps de la lutte pour la forêt de Fontainebleau, cette Zad du xixe siècle, Michelet vit un été magique. Nous voici en 1857, Jules a épousé la jeune Athénaïs de vingt-huit ans sa cadette; il en est éperdument amoureux, et c’est réciproque. Les deux amants passent plusieurs semaines au vert, dans ce Fontainebleau si cher aux Romantiques. Officiellement, c’est pour travailler: Louis XIII, la Renaissance et le palais tout proche sont au programme. Mais la sensua- lité va le disputer fermement aux études.


Le Journal de Michelet nous fait suivre, jour après jour, ces joutes délicieuses du corps et de l’esprit. « Je creusai, avec une suite et une fécondité que je n’eus jamais, même pensée, même amour (femme et nature, tout identique) dans l’approfondissement de la jouissance » (17 août 1857). Le ton est donné. « Elle me laissa plonger dans ses chères entrailles. Je fus encore dieu » (16 août 1857). Son étude sur le physique féminin l’inspire dans sa recherche naturaliste. Car cet été-là, Michelet écrit L’Insecte et élabore le plan de La Mer, un livre aux accents pré-écologiques. Partager l’intimité conjugale est une source de savoir comme de plaisirs. C’est participer à la danse des éléments naturels, dans le cadre établi du mariage. Mais l’amour entre en conflit avec le récit national de la France qu’écrit Michelet. Contraint de s’arracher aux bras d’Athénaïs : « Quitté L’Amour et repris Louis XIII pour quelques jours. Ce n’était pas un petit effort de se remettre à l’histoire, lorsque l’intimité était si forte et si douce avec ce poétique objet... » (7 août 1857). Entre nature et culture, Michelet s’avoue être le serviteur de la première : « Plus je jouissais du dessus, plus je désirais le dessous. J’aurais voulu, sous la forêt des feuilles si magnifiques et si charmantes, fouiller la forêt des racines, les substerranea régna mystérieux et non moins vivants. » Ce même 17 août 1857, Michelet succombe à sa passion double pour Athénaïs et la forêt : « En cette personne si innocente, si intelligente (...) j’aimais, admirais, possédais (...) » Mais quoi encore ? « (...) tranchons le mot : je baisais la nature. »


Voilà qui relativise une affirmation écrite par Michelet en 1831. « Avec le monde a commencé une guerre qui doit finir avec le monde (...) ; celle de l’homme contre la nature, de l’esprit contre la matière, de la liberté contre la fatalité (...) » (Introduction à l’Histoire universelle). Des accents grandioses, confrontés à la réalité ; et vingt-six ans plus tard, un Michelet plutôt subjugué que combattant. C’est qu’en 1857, Michelet cesse aussi de s’illusionner. Dans ces années capitales de la révolution industrielle, il étend, tout comme George Sand, son amour de l’humain aux autres créatures : insectes, montagnes, arbres et poissons. Dans La Mer, éditée en 1861, le ton se fait grave. « La mer, qui commença la vie sur ce globe, en serait encore la bienfaisante nourrice, si seulement l’homme savait respecter l’ordre qui y règne et s’abstenait de le troubler. » (page 269) Une phrase emblématique, au début du paragraphe intitulé : « Le droit de la mer ». Ce droit est lui-même inclus dans le chapitre « Conquête de la mer ». Si donc il y a conquête, suivant la rhétorique guerrière de 1831, comment peut-il y avoir des droits? Car toute conquête abolit le droit, par la force. Mais en matière de nature, une conquête sans respect la rend vaine, et à courte échéance. Conquérir pour épuiser! Voilà bien l’Homo sapiens selon Michelet de 1861, avec cette duplicité récurrente « 1. L’admiration de l’audace, du génie, avec lesquels l’homme a conquis les mers, maîtrisélaplanète. 2. L’étonnement de le voir si inhabile en tout ce qui touche l’homme ; (...) que partout le navigateur est venu en ennemi (...). Voilà l’homme en présence du globe qu’il vient de découvrir: (...) de (cet) instrument sacré, il n’a su que casser les touches. » (Ibid. page 258). Ambiguïté du progrès ensuite « A la haine de la nature qu’eut le Moyen Age, s’est ajoutée l’âpreté mercantile, industrielle, armée de machines terribles, qui tuent de loin, (...), qui tuent en masse. A chaque progrès dans l’art, (...), progrès dans l’extermination. » Et de détailler « Exemple : le harpon lancé par une machine foudroyante. Exemple : la drague, le filet destructeur, employé dès 1700, filet qui traîne, immense et lourd, et moissonne jusqu’à l’espérance (...) » (Ibid. page 270) Michelet s’alarme de la reproduction des espèces menacée par la pêche excessive « La destruction de telle espèce peut être une atteinte fâcheuse (...) à l’harmonie du tout. » Le rôle de l’humain est de conserver les espèces « (...) dans cha- cune il doit respecter le rôle que toutes elles jouent, de fonc- tionnaires de la nature. » (Ibid. page 270) Pour préserver la vie des écosystèmes, Michelet fait alors deux propo- sitions: une trêve pour permettre le renouvellement piscicole « Pour tous, amphibies et poissons, il faut une saison de repos : il faut une Trêve de Dieu. » Une paix pour le lamantin, le morse... Une « paix absolue pour un demi-siècle (...) surtout pour la baleine (...) » (Ibid page 272-273).


Michelet en appelle à une réglementation internatio- nale « pour substituer à cet état sauvage, un état de civili- sation, où l’homme le plus réfléchi ne gaspille plus ses biens, ne se nuise plus à lui-même. » Il avance que « (...) la France, l’Angleterre, les Etats-Unis, proposent aux autres nations et les décident à promulguer, toutes ensemble, un Droit de la mer. » (Ibid. page 270-271). Les sept pages de ce Droit, précédées du chapitre sur « La guerre aux races de la mer », forment un magnifique plaidoyer pour la préservation des océans. Michelet alerte sur la protection des océans.


La Nature vue par Michelet est un sujet historique évident. Avec sa monumentale Histoire de France, Michelet est le fondateur du roman national, une vision de l’histoire de France qui réconcilie les Français avec leur passé. Une œuvre d’ailleurs fort utile dans ce xixe siècle qui connut de vives alternances entre monarchies, républiques et empires. Malgré les déchirements, l’histoire est un bien commun, le précieux legs des générations passées. Une destinée peut s’y lire. On peut aussi s’y reconnaître avec fierté ou avec étonnement, mais toujours avec passion, au-delà même des options politiques. L’histoire de Michelet fait société, et la IIIe République se servira amplement de son œuvre pour conter la France aux Français. Or si l’histoire de France est un bien commun partagé, que dire alors de la nature? N’est-elle pas le bien commun initial et suprême, celui qui accompagne de tout temps l’éclosion de l’histoire humaine? L’histoire naturelle pour Michelet est ce qui permet toute continuité : le désir, la reproduction, la génération, la préservation et la génération encore, par l’amour. Dans un autre ouvrage natu- raliste, La Montagne, Michelet parle de la géologie qui est « l’étude des mouvements, des changements que fait en lui ce bel animal, la Terre. » (p. 126-127). En faisant rentrer la Terre dans l’Histoire, comme un personnage, comme quelque Jeanne d’Arc ou Louis XI, Michelet étend sa réflexion globale sur le temps. Le XIXe siècle est bien ce siècle de l’histoire où Darwin nous conte l’odyssée de l’évolution des espèces sur des temps infinis. Michelet y prend sa place. Dans le cas de l’histoire naturelle, Michelet a un but : il veut conter une histoire qui nous sensibilise et qui nous rassemble. C’est à la fois une œuvre naturaliste et une œuvre de cohésion. Michelet défend ici une autre richesse collective, outre l’histoire : c’est la Terre comme bien commun. Une pédagogie par le conte, par la sensibilité et par l’histoire, qui complète et ajuste notre identité humaine, française et universelle éclairée.







Illustration de Hadol (1835-1875) dans

Le Charivari, 1867-1-29.

Le quotidien caricaturiste se moque de Jules Michelet qui,

malgré son amour de la France, ne fait pas partie

de l’Académie française.










L’ÉCOLOGIE SERA CULTURELLE OU NE SERA PAS


L’écologie fait partie intégrante de notre culture, mais on ne nous le dit pas !

Le sujet écologique, abondamment débattu en politique, en économie et en sciences,

se trouve curieusement absent du lexique culturel.


Encore faut-il s’entendre sur le mot culture, un terme que l’on réduit trop souvent aux arts, eux-mêmes assimilés au divertissement et au rêve. Or, l’écologie est un sujet sérieux ; elle demande d’être pragmatique face aux enjeux du changement climatique. Oui mais... Quand les jeunes générations défilent pour le climat, elles réclament deux choses : préserver le vivant et développer de nouveaux imaginaires. Et cette jeunesse a raison, car comment faire évoluer la société sans l’imaginer ? Une société et une culture ne roulent pas toutes seules, mues par une sorte d’inertie bienfaisante. Elles doivent se réinventer sans cesse. Qu’est-ce donc qu’une culture ? C’est bien plus que l’art, c’est l’imaginaire sous des formes multiples. C’est l’aspiration à mieux vivre, c’est l’espoir ; c’est aussi une synthèse formidable entre notre histoire et notre avenir. Ce sont encore des valeurs qui forment un consensus dans la société et des lois, qui organisent cette espérance. « Liberté, Egalité, Fraternité » : c’est tout autant un imaginaire qu’une histoire et un objet politique. Le tout forme une vraie culture républicaine. C’est pourquoi, déculturer l’écologie et ignorer ses racines, c’est lui ôter l’espoir d’inspirer nos sociétés. L’histoire tient ici une place fondatrice, car elle permet à tous de se saisir de l’écologie. Beaucoup souffrent d’une écologie vécue en une seule dimension : le présent. La dictature du présent et de l’urgence aplatit le débat, et lui ôte toute possibilité de perspective. Nous plaidons ici pour une écologie en 3D, associant le présent au passé et à l’avenir. Comment donc traiter un sujet capital sans profondeur de champ ? Avec comme seule perspective de « sauver » la planète. Sauver ? Oui, c’est une nécessité, mais ce n’est ni un rêve, ni un programme en soi. Une république sans mémoire serait la porte ouverte aux pires dérives, et une écologie sans histoire, c’est l’assurance de diviser là où il faut réunir. Les uns pour, les autres contre ; les gentils contre les méchants, etc. Avec toutes les apparences d’un débat, le fond sensible, celui qui fait société et que chacun peut s’approprier, s’éloigne sans cesse. Or l’écologie n’est pas une nouveauté, avec la suspicion que peut générer ce mot.


« Liberté, Egalité, Fraternité » :

c’est tout autant un imaginaire qu’une histoire et un objet politique.

Le tout forme une vraie culture, républicaine. C’est pourquoi, déculturer l’écologie et ignorer

ses racines, c’est lui ôter l’espoir d’inspirer nos sociétés.


On apprécie la nouveauté pour un vêtement, une voiture, mais dans la vie quotidienne, nouveauté rime avec incertitude, et danger. Toutes choses que l’humain redoute. Montrons alors que l’écologie est partie intégrante de notre culture occidentale comme française. La Fontaine critique la déforestation de Louis XIV, pour garnir son parc de Versailles. Montaigne défend la cause animale, quand Aristote crée avec son disciple Théophraste la botanique. Quand Ronsard proteste contre l’abattage de la forêt de Gastine. Quand Rousseau développe la notion du droit naturel, fondement de la Déclaration des droits de l’homme, qui affirme que nous naissons égaux. Quand George Sand et les peintres de Barbizon sauvent la forêt de Fontainebleau, créant ainsi le premier espace naturel protégé, dix ans avant ceux des Etats- Unis... Que font-ils ? De l’écologie. Accordons-nous que, de l’Antiquité à 2021, il y a une ancienneté qui assure la démarche. Un pilier fondateur, inscrit à jamais dans notre culture. Il faut le lire, il faut le dire, mais aussi l’enseigner et s’en réclamer. Oui, l’écologie n’est pas une idéologie, c’est une constante, elle est inscrite dans l’ADN de notre culture. Et les jeunes générations qui en sont les héritiers, comme nous tous, prennent conscience qu’une écologie sans passé a un avenir compromis.



Patrick Scheyder


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