Avec 11 millions d’arpenteurs par an, la forêt de Fontainebleau est la forêt la plus visitée de France. Les randonneurs qui s’y pressent l’été savent-ils ce qu’ils doivent aux artistes, peintres et écrivains qui ont bataillé au XIXe siècle pour en faire la première zone naturelle protégée au monde ?
Le 5 août 1833, George Sand et le poète Alfred de Musset s’installent à l’hôtel Britannique de Fontainebleau. Les jeunes amants, qui se fréquentent depuis deux mois, ont fui la fournaise parisienne pour abriter leur idylle naissante. La nuit, ils partent se promener en forêt, à la fraîche, guidés par le clair de lune. En une heure, ils atteignent les gorges de Franchard. Lors d’une de ces escapades, Alfred, pris d’hallucinations, hurle de terreur en croyant voir son double hideux. L’épisode a contribué à faire de Fontainebleau un temple du romantisme. Vieux arbres noueux, landes tapissées de bruyère, rochers moussus, clairières enchanteresses, étendues sableuses vestiges d’une mer engloutie... Ce paysage chaotique inspire les âmes tourmentées. Où, mieux qu’au cœur de cette nature accidentée, peut-on ressentir le « (mal-)être du siècle » écrit par Musset ?
En 1833, c’est comme si tous les chemins de la littérature menaient à Fontainebleau. « Oberman », le roman qu’un certain Senancour avait écrit trente ans plus tôt dans l’indifférence générale, devient un phénomène de société. Le héros du livre y projette ses souffrances sur les chênes centenaires. L’ouvrage devient la bible du courant romantique.
Les peintres de Barbizon y réinventent le paysage
Les écrivains ne sont pas les seuls à s’enflammer pour cette forêt, ancien terrain de chasse des rois de France. Dans ces années 1830, plusieurs peintres posent leurs pinceaux au hameau de Barbizon. Millet, Corot, Daubigny, Rousseau aiment cesarbres torturés qui leur parlent au cœur. Ces « Bizons » se font les chantres d’un art encore méprisé : le paysage. Ils sont les premiers, avant les impressionnistes, à peindre en plein air. Mais ils fulminent contre les coupes claires de l’État, propriétaire des lieux. Pour remplir les caisses royales, Louis-Philippe a donné carte blanche au bien nommé Achille Marrier de Bois d’Hyver. L’inspecteur général des forêts rase les vieilles futaies et, à la place, multiplie les pins, plus renta- bles que les arbres vénérables chers àThéodore Rousseau.
La première au monde
En 1837, le peintre de 25 ans commence à faire souche à Barbizon. Révolté par ces abattages, il lance la fronde. Dès que les bûcherons de Bois d’Hyver ont le dos tourné, lui et ses amis arrachent des plants. « Bien avant le plateau du Larzac ou Notre-Dame-des-Landes, Fontainebleau devient la première ZAD (zone à défendre) au monde ! » sourit l’écrivain et pianiste Patrick Scheyder, qui vient de consacrer un livre à cette bataille écologique («Des arbres à défendre », Éditions le Pommier, 20 €).
En parallèle, ils mènent un intense lobbying auprès des autorités. En 1839, Louis-Philippe cède à leur pression en interdisant l’abattage des chênes centenaires du Bas-Bréau. Mais l’exploitation forestière continue. Le rapport de force entre artistes et bûcherons s’inverse quand la peinture paysagiste gagne ses lettres de noblesse. En 1852, ce n’est plus un peintre fauché mais un artiste célèbre qui écrit au duc de Morny, l’influent demi-frère de Napoléon III. Rousseau dénonce les « dévastations » commises par l’administration dans la forêt. Le 13 août 1861, victoire : un décret impérial sanctuarise 1 097 ha (sur 16 000) de futaies et de rochers. La zone exemptée de tout aménagement répond au doux nom de «réserve artistique ». « Onze ans avant Yellowstone aux États-Unis, Fontainebleau devient le premier parc naturel au monde. Une décision historique », décrit Patrick Scheyder.
« Un arbre est un édifice, une forêt une cité. »
Victor Hugo
En préservant le patrimoine végétal, Napoléon III entend aussi répondre à la demande touristique croissante depuis que le train a débarqué à Fontainebleau en 1849. On est en pleine révolution industrielle. Les Parisiens, déjà, sont en quête de chlorophylle. George Sandyretournesouvent,mais Musset n’est plus du voyage. Épuisés par d’incessantes Crises, ils se sont quittés en 1835. D’autres amants, dont Chopin, accompagneront là-bas cette grande amoureuse. Fidèle à cette forêt jusqu’à en faire son dernier combat. En 1872, Fontainebleau est à nouveau mal-mené. La jeune République, exsangue après la défaite contre l’Allemagne, doit vendre beaucoup de bois pour ren- flouer ses finances. Un comité de protection est créé. Théodore rousseau, mort en 1867, n’est pas du nombre, mais on retrouve Sand, bien sûr, et aussi Victor Hugo. « Un arbre est un édifice, une forêt une cité, écrit-il. Entre toutes, la forêt de Fontainebleau est un monument. Ce que les siècles ont construit, les hommes ne doivent pas le détruire. »
Au tour de Sand de tremper sa plume dans la sève. Le 13 novembre 1872, elle signe une tribune de douze pages dans « le Temps », sobrement titrée « la Forêt de Fontainebleau ». Il est question de « sacrilège », de « vandalisme commis de sang-froid » par l’État mais aussi de poésie des bois. « Il faut défendre la forêt pas seulement parce qu’elle est belle mais parce qu’elle est nécessaire à la vie. » Ce texte méconnu est un «acte fondateur de l’écologie politique, un plaidoyer visionnaire d’une modernité incroyable », n’hésite pas à dire Patrick Scheyder.
Cette femme de 68 ans, dont les connaissances en botaniques sont dignes d’un savant dénonce la surexploitation des forêts, l’artificialisation des sols, la ville qui grignote la campagne... «Si l’on n’y prend garde, l’arbre disparaîtra, et la fin de la planète viendra par dessèchement, sans cataclysme nécessaire, juste par la faute de l’homme », prophétise-t-elle. Quatre ans plus tard, en juin 1876, George Sand s’éteint. Sa tombe, plantée dans le jardin familial de Nohant (Berry), doit être laissée à la merci de la nature. Ce sont ses derniers mots : « Laissez verdure. »